Vol 1515 pour Marignane Part -9-
Nous avons laissé la bande au moment où ça sentait le roussi, au sens propre comme au sens figuré.
(Musique, générique, on va pas vous expliquer à chaque fois, hein, vous commencez à connaître)
La pluie de boules de feu a cessé d’un coup, laissant la place à un noir total, mais pas la nuit, non, plutôt un truc genre «je ne vois même plus mes mains», et là, Juju s’est mise à crier: ON VA SE…
C’est tout ce que j’ai entendu, parce que juste après, j’ai eu la forte impression de tomber dans les pommes, de lâcher la rampe.
Puis le tintouin a commencé, d’abord une lueur, juste devant, puis de plus en plus fort, éblouissant, blanc, l’impression de foncer vers un projecteur, je traverse, et c’est à ce moment là que je vois que je suis assise sur rien, que je plane au dessus de l’avion, mais que je suis quand même dedans, une sorte de duplication, une paire de Lemon.
Le bon vieux zinc, lui, ne ressemble plus tellement à notre Intrépide, on dirait un jouet, ou plutôt un de ces trophées tout en chrome, volant au dessus d’une sorte de tapis, de gâteau… j’ai pensé «Tiens on est à Bayeux, dans une pâtisserie», un jeu de mots pareil ça ne se rate pas, mais le cœur n’y est pas.
Puis le décor change, d’un coup, sans prévenir, et je me retrouve accrochée dans un sapin de noël, ou dans une coupe de champagne, mais bleu le champagne, avec des grosses bulles, vachement grosses même.
Le pire de tout ça c’est que tout me parait normal, rien de choquant, je suis en train de flotter dans une espèce de mélasse bleue, avec des bulles plus grosses que moi, mais bon, je fais ça tout le temps vous savez…
Ah, aussi un détail, je sais que je suis là mais je ne me vois pas…
Et puis il y a les voix, il y a comme un bruit de foule permanent, je ne comprends rien tout est confus, comme si des dizaines de langues étaient parlées en même temps, avec de temps en temps une voix plus forte, qui émet des sons qui ne ressemblent à rien.
Il y a un visage étrange, fugace.
De temps en temps aussi il y a comme un cri, très grave, comme un son ralenti, et ce son est accompagné par des images, je ne savais pas qu’on pouvait «voir» un cri et pourtant ces bouches grandes ouvertes, ces couleurs!
Et puis il y a le son lui même, je me dis que si Juju entend, elle doit souffrir, c’est une musique étrange, sans notes, des sons générant des sons, l’anti accord absolu dirait Antoine Delafoy, quelque chose entre Pierre Henry et le vent dans les arbres, avec des chants indiens, un côté Eliane Radigue aussi, c’est beau, tout simplement.
Puis tout change encore, l’obscurité revient mais ce n’est plus le noir, c’est autre chose, c’est une étincelle verte d’abord, puis deux puis une myriade et de ce feu d’artifice naît notre vieil Intrépide, et il se multiplie, il est partout, il est magnifique.
Pendant qu’il se dessine vient la présence, juste là, sur ma poitrine en contact avec l’étrange objet ramassé avec Olga quand nous étions gamines, en balade du côté de la Toungouska (1). Enfin gamine ce n’est pas le mot, mais cet été là nous a laissé plein de souvenirs. C’est en me cassant la figure que j’ai trouvé cette espèce de roue dentée de réveil, d’une jolie couleur orange marbré, brillante, et depuis je l’ai gardée comme souvenir, parce que c’est aussi là que j’ai appris a piloter, sur un Antonov 2, et aussi cet été là… Mais pourquoi je repense à tout ça moi?
Un visage est apparu je ne peux pas m’empêcher de glousser tellement ça fait film, le visage, «LE» visage. Manque plus que les frères Machinov et ça sera complet!
Mais la bouche semble former des mots et je ne les entends pas.
Alors, dans un éclair de conscience, je tente, j’essaie de parler, ma voix est comme un grondement, qui s’étire, s’étire, mais le visage s’incline doucement vers moi, il semble qu’il a compris et qu’il acquiesce, je lui ai dit
«S’il vous plait, rendez moi mon avion, ma copine, et mes passagers», comme ça, sans même y croire.
Tout cesse d’un coup.
Le noir est revenu.
Une vibrations au niveau des reins.
Le bruit du moteur, je suis revenue dans le zinc, je pilote.
Une image en noir et blanc flashe devant mes yeux.
Elle s’éteint puis revient en couleur, en même temps que Juju hurle: CRASHEEERRRRRRR… la fin de sa phrase de tout à l’heure, il y a longtemps.
Puis elle se tait, on se regarde, un peu sonnées quand même, je regarde autour de moi, et à travers la vitre je vois un truc qui me sidère.
Juju?
Oui?
On est à New York!
…
Tu déconnes!
Ba regarde, je lui dis, en lui montrant la statue de la Liberté.
Pas trop le temps de commenter, le casque bourdonne, le son est revenu d’un coup, comme si tout s’était accéléré, et je dois faire mon approche sur JFK, les piste sont déjà en visuel.
Tout est mécanique, j’enchaîne les gestes et les manœuvres par habitude, je pose le zinc, taxi, je me gare.
Un coup d’œil à l’arrière, je les avais oublié les passagers, et ils ont tous l’air de se réveiller.
Je me tourne vers Juju:
Tu te rends compte qu’on a fait Cuba – New York en moins d’une seconde?
Ba, ça doit être le chili qu’était pas frais, elle me répond, ça a fait réacteur.
Oui, on va dire ça…
Bien sûr, on en rigole, mais vu la tête que fait Juju, elle a dû voir des trucs pas communs non plus, mais ça, on en parlera pas.
Au moment où je pose le pied sur le sol, je prend un coup de courant en touchant la carlingue, et j’ai quand même les guibolle en guimauve, un peu.
C’est la que Juju me fait en me montrant le Boeing devant lequel on est arrêtées: Même pas peur toi hein? On rigole encore.
En attendant, la grosse pomme nous attend, mais avant il va falloir causer avec les gars en uniforme qui foncent vers nous. Ça va encore être simple, mais pour ça il y a Juju, elle adore !!
A la semaine prochaine…
(L’avion qui a servi pour les illustrations est un modèle 3D créé par Helijah )
(1): point d’impact d’une météorite en Sibérie, en 1908.(voir événement de la Toungouska sur internet)
